DEUXIÈME PÉRIODE: 
LE PERFECTIONNEMENT (1895 - 1902)

“Martin Melsen est un ironiste féroce.”
Octave Maus, 1903


«A l’Académie, ils étaient une bande de copains: Firmin Baes33, Louis Houwaert34 et le fils du graveur Demannez. A eux quatre, les garçons battaient la campagne brabançonne, à Dilbeek et à Woluwé, ‘au Kwak’, c.-à-d. le lieu de travail habituel de Jan Stobbaerts. “Et ne vous mettez pas à peindre des étables!” leur avait lancé le maître avec sa gueule de caniche et ses yeux bizarrement écartés…»35 

«L’enseignant Demannez était très attaché à Martin et fréquentait ses parents: il était au courant de tout, homme sympathique, qui leur parlait de leur fils avec éloge; il devint par la suite peintre-décorateur de théâtre. Les jeunes peintres avaient aussi beaucoup de succès auprès des fabricants de bière
(36) amateurs d’art de la région. Ils aimaient s’entourer de ces joyeux rapins. Ils les invitaient et leurs visites se poursuivaient souvent tard dans la nuit… La jeune garde assistait par ailleurs souvent aux réunions tumultueuses de leurs confrères à La Patte de Dindon»37,

un cercle artistique qui fut aussi longuement fréquenté par Eugène Laermans. Martin se lie d’amitié (une amitié qu’il entretiendra toute sa vie) avec Louis-Gustave Cambier (1874-1949) qui plus tard sera portraitiste. En 1902-03 il écrit régulièrement à Martin les récits de son long voyage autour du monde entamé pour peindre à la Mer Méditerranée, en Turquie et en Israël.

WIEDEN IN DE POLDER

Dès ces années, Martin recevra des propositions de travaux de décoration: ainsi, il peint pour quelques membres de la famille des comptoirs de magasin et de bar, entre autres à Ossendrecht et Roosendaal(38). La presse est enthousiaste: dès 1896 son travail fait pour la première fois l’objet d’éloges, notamment à l’occasion d’un concours d’Art dans la rue organisé par la commune d’Ixelles, où l’artiste réalise une peinture décorative sur la devanture appartenant à son cousin: 

«Pas mal du tout, la façade de M. Laeremans, marchand de fromages, chaussée d’Ixelles: il y a un certain cachet dans l’exécution du paysage. Les médaillons représentant deux types hollandais sont très bien rendus. Ce travail fait honneur à M. Martin Melsen, artiste-peintre.»39 


L’année suivante, en 1897, le magazine La Ligue Artistique reproduit un dessin de Melsen, Aux bords de l’Escaut (1896) sur double page(40). Il s’agit de la confirmation du grand talent du dessinateur Melsen et on peut le comparer au Portrait de Rodenbach (ill.) réalisé par Lucien Lévy-Dhurmer, datant de la même période. D’autres confirmations suivront: des reproductions dans les journaux bruxellois La Réforme(41) et Le Petit Bleu du Matin(42) (1899), une grande motivation pour le jeune et ambitieux artiste de 28 ans.

A cette époque Melsen peint aussi des portraits de membres de sa famille et d’amis, tant pour s’exercer que pour gagner son premier salaire, même s’il ne souhaite pas tout vendre. Ainsi, il dessine ses grands-parents Melsen (1889 et 1893, ill.) et il peint des portraits entre autres de son confrère Brassine(43), un Autoportrait (1893, ill.) comparable à celui de Evenepoel (1897, ill.), le paysan Ko van Beek (Rikus, 1895)(44), la paysanne Colletta van Santvliet (1898, ill.) et le remarquable portrait de Jakob & Benjamin (ca. 1899, ill.) pour lequel il s’est plus que probablement laissé inspirer par Rembrandt (ill.) . 
En outre, il réalise un beau portrait du pharmacien Bril (1900)(45) et de son oncle Jan-Baptist Melsen(46), et deux portraits statiques – quasiment identiques – de Elisabeth Cleiren(47). Ils témoignent de son talent et de sa grande maîtrise technique. Cependant, ces portraits restent - comme souvent chez les jeunes artistes ambitieux - avant tout des exercices pratiques._Ses confrères de l’époque ont d’ailleurs - en échange?- réalisé le portrait de Martin(48)

Or, Melsen n’entend pas s’arrêter en si bon chemin et ne se limitera pas au portrait: l’ambition semble un trait de famille hérité de ses grands-parents qui non seulement étaient des cultivateurs respectés dans les polders mais qui exerçaient même des fonctions de prestige dans la vie politique locale. En bref, Melsen veut se faire un nom et est pleinement conscient du rôle important de l’artiste: “l’artiste doit guider le peuple.”(49) Cependant, au départ Melsen doit chercher à se faire une place. Tout en ne doutant à aucun moment de l’utilité de sa formation disciplinée et académique, suivie pendant sept ans, il en entrevoit aussi l’effet restrictif(50) dont il devra se libérer. Il mettra en effet sept ans à s’épanouir, à découvrir son talent personnel et son authenticité artistique(51)

Dès l’été 1894 il traverse pendant quatre mois les polders de la région belgo-hollandaise en compagnie de son confrère bruxellois Louis Houwaert qu’il avait connu à l’Académie. Ils choisissent comme sujet les paysans locaux: à cette époque-là, ceux-ci représentaient encore 85% de la population belge. Il se peut que leur peinture commune Paysanne debout dans un champ date de cette année, puisqu’elle est signée en coopération (ill.). Nous présumons qu’une première version de Foire à Putte (ill.), réalisée de manière encore un peu maladroite, date également de cette période. 

Bien que les premières œuvres de Melsen aient immédiatement été reconnues comme savoureuses et authentiques, les critiques lui reprochent d’avoir peint des trognes de paysans atteintes de macrocéphalie et manquant de beauté et de distinction. Ses partisans argumentent, quant à eux, que le paysan avait à l’époque, suite à son rude labeur, souvent développé des malformations physiques, qui aux yeux du citadin non averti peuvent paraître exagérées, alors qu’elles sont bel et bien authentiques et par définition pittoresques. Melsen partage d’ailleurs cette inspiration avec les anciens maîtres hollandais et flamands des XVIe et XVIIe siècles, qu’il avait en tant qu’étudiant attentivement observés dans les musées bruxellois. 

Vers 189752 il loue une petite maison à Stabroek au lieu-dit Hoogeind, à 500 mètres de la frontière hollandaise. Il y reçoit le gîte et le couvert chez une grosse fermière répondant au surnom original de Mie Pot, en raison de son couvre-chef qui ressemblait à un pot de fleurs renversé. L’artiste y construit un atelier en bois en bordure d’un pré, où il a coutume d’inviter ses amis. Il s’y retire pour échapper à la vie mondaine bruxelloise afin de goûter au calme de la nature, qui lui convient beaucoup mieux:

«Il se cloître tout seul à Stabroeck.»53 

Melsen a une profonde sympathie pour les paysans qui, à ses yeux, sont des gens simples et vrais. De Bom parle à ce propos d’un ‘retour aux polders par l’appel du sang’, bien que la phase bruxelloise est considérée par d’autres critiques non comme accidentelle, mais vraiment caractéristique de son œuvre(54). Sa famille qui prospère à Bruxelles n’arrive en tout cas pas à comprendre son départ pour Stabroek, village arriéré et difficile à atteindre: les parents de Melsen sont entre-temps devenus des commerçants aisés disposant de biens et du droit de vote (!), voyageant à Londres et Paris, et qui avaient acquis à la belle époque une jolie propriété de campagne, le Bollenhof, à Zaventem. Louis, le frère de Martin devient un éminent agent de change et se marie avec une demoiselle de la haute bourgeoisie, tandis que l’autre frère de Martin, Alphonse, étudie la médecine à l’U.L.B. Dans une interview de 1933 Melsen en parle dans les termes suivants: 

«Mon père n’y comprenait rien. Que je devienne artiste-peintre, admettons, il n’avait rien contre. Il pensait en fait que cela revenait surtout à pavaner dans ‘la haute société’. Mais quelle idée que j’aille me confiner, comme un lapin dans un bled perdu! Que diable y avait-il donc à voir? Il faut savoir qu’à cette époque, les autres peintres partaient pour Genk(55), la campine limbourgeoise ou la mer, en tout cas, le plus loin possible de Bruxelles.»56

KERMISHOEKJE 

C’est dans ce cadre champêtre que Melsen peint un certain nombre d’œuvres typiques. Une question d’intérêt (1895, ill.) montre un intérieur où un fermier s’entretient avec son propriétaire près de ses sous, attablés à une table rustique. Un membre de la famille, Cleiren, fermier des polders très aisé, avait servi de modèle(57). A la même époque, vers 1895, il peint le Marché aux porcelets (ill.) où il représente un paysan vantant ses porcelets, tandis qu’une paysanne costaude l’observe d’un air méfiant dans une attitude imposante et courbée. 

Ensuite, il réalise son premier chef-d’œuvre Coin de kermesse (1897, ill.). La toile est remplie de paysans hauts en couleur, qui boivent de la bière et bavardent tandis qu’un orchestre joue sous la tente, où le drapeau belge flotte à la sortie. Cette peinture, une véritable évocation d’atmosphère de kermesse paysanne de la fin du XIXe siècle, sera l’œuvre la plus publiée de Melsen. Le tableau rappelle un cabaret de Evenepoel, peint à Paris (ill.) à la même époque.

Suit alors Les dénicheurs d’oiseaux (1898, ill.), œuvre dans laquelle trois garnements observent un nid d’oiseaux qu’ils viennent de dérober, un thème qui longtemps auparavant avait été peint par Honoré Daumier (ill.). Enfin il y a En route pour l’église (ca. 1895-99, ill.) où un long cortège de paysans très typés entre sous le porche de l’église. 

Vers 1900 il réalise à nouveau une réplique de la Foire à Putte (ou Putse Kermis, ill.), cette fois-ci sur grand format (80x130 cm). La foule de figures populaires renvoie aux parties de plaisir où les personnages tentaient d’épater la galerie et dont on retrouve une merveilleuse description dans le roman naturaliste Kees Doorik de Georges Eekhoud. 

Toujours à la même époque Melsen peint l’étourdissant et imposant Bal villageois à la grange, une œuvre capitale qui est peut-être devenue son œuvre la plus typique(58). Paul van Ostayen y a consacré une étude en 1917(59).



D’après Baccaert la vie à la campagne a du bon pour l’artiste: 

«Les paysans sont simples et chaleureux, ils s’habillent de couleurs sobres; ils parlent en se servant de mots justes et d’images et gestes appropriés; ils ont des coutumes stables et bizarres. Melsen aussi apprend à raconter de manière étonnante, savoureuse et calme, truffant son discours de détails vivaces et de dictons bien placés. Il est sain d’esprit et de corps, mange et boit sainement, fait de longues promenades à vélo ou à pied, fait de la gymnastique, sème et bêche la terre. Ses longs rapports avec les gens de la campagne lui ont permis d’accéder directement à leur identité. Là où le citadin ne voit que rudesse et grossièreté, il ne voit que loyauté, attachement au vrai, spécificité et côté blagueur de la nature paysanne. Et lorsque, en cherchant et en tâtonnant, il porte son entourage sur la toile en lignes et couleurs, il devient évident qu’il a peint en ayant ses personnages dans l’âme.»60

Et effectivement, l’artiste se consacre à étudier la vie paysanne: il connaît les habitudes populaires, sait comment le travail est organisé de manière périodique, il connaît les saisons: mois après mois ont lieu des activités typiques, qu’il fixe d’abord sous forme de dessin, complété ensuite à l’aquarelle ou dans une étude à l’huile assez schématique, avant d’accomplir le travail final dans son atelier. 

Cette notion culmine dans Douze mois (vers 1898-1900, ill.), une série d’aquarelles de qualité exceptionnelle, une pour chaque mois de l’année. Pour chaque mois, l’artiste décrits l’activité agricole correspondante. Cette œuvre est probablement inspirée des Douze Mois de la main de Martin van Cleve (1527-1581), une série de panneaux représentant toute l’épopée de la vie paysanne(61). Melsen a utilisé ces propres petites merveilles réalisées à l’aquarelle comme base d’étude pour des toiles, ou pour des répliques qu’il fera ultérieurement.

La première aquarelle, Janvier, représente un paysage hivernal avec une femme ramassant du bois mort. En Février les paysans dansent. En Mars on bêche la terre, en Avril on sème. Le mois de Mai se passe sous le signe de la procession annuelle du village, événement haut en couleurs où la foule marche derrière le curé. Le soleil de Juin colore la jupe blanche de la petite fille avec la chèvre. En Juillet le foin est mis en meules et en Août on les charge. Septembre est le mois du marché annuel réputé, qui s’accompagne de la foire de village. En Octobre le paysan tente de vendre ses porcelets. Novembre se passe à labourer les champs et en Décembre on tue le cochon sous un ciel d’hiver, gris, sombre et brumeux (chacune ill.). 

Sa formation académique lui avait donné un bon bagage culturel, ce qu’il met à profit en recourant parfois à des thèmes mythologiques surtout empruntés dans l’art du passé, comme par exemple dans le puissant tableau Le Satyre (vers 1900-03), représentant un homme ivre devant trois femmes dansant dans un bastringue. Voilà l’interprétation de Melsen du jugement de Paris (Les Trois Grâces)(62): une ‘version paysanne’ dans laquelle un garde-chiourme saoul approche trois paysannes au bal, mais sans beaucoup de succès: les femmes moqueuses, continuent de danser de manière provocante. 

On retrouve aussi des réminiscences de l’art religieux, entre autre dans ses madones (la mère et l’enfant), et indirectement aussi dans l’œuvre capitale Mie Pot (Femme avec Pomme, également appelé Générosité et Convoitise, 1901) dans laquelle il représente sa logeuse, la paysanne obèse Mie Pot, avec un tronc comme celui d’un bonhomme de neige et un visage de vieille sorcière. Melsen, le taiseux, l’intellectuel, parvient ainsi à communiquer sa tendresse pour cette femme du peuple, qui l’avait pris sous son aile pendant son long séjour de célibataire parmi les paysans et qui lui a fourni le gîte et le couvert pour 5 francs par mois (un coq coûtait alors cinquante centimes). En utilisant le bleu foncé et le rouge pour ses vêtements, il renvoie à l’Immaculée Conception de la Vierge Marie. 

Vers 1899, Melsen se fait membre du cercle artistique réputé Aze Ick Kan(63) ainsi que du cercle d’art Labeur à Bruxelles, auquel il adressera pendant 9 ans des envois annuels. Il envoie également ses œuvres aux salons d’art officiels et annuels organisés par la Société Royale d’Encouragement des Beaux-Arts qui se déroulent entre autres dans les villes d’Anvers, Bruxelles, Gand et Liège. Finalement, l’appartenance à un cercle artistique semblait le seul moyen pour un artiste de faire connaître son œuvre du public: avant l’arrivée de Georges Giroux en 1912, il n’y avait pas encore de galeries d’art privées en Belgique. D’autres cercles de la même époque tels La Libre Esthetique, Le Sillon, Voorwaarts, Vie & Lumière, De XIII ou L’Art Contemporain exploraient chacun leur propre style et originalité. 

Serge Goyens de Heusch a décrit en détail les expositions de Labeur(64)

«Au revoir les salons officiels, soumis aux traditions! Non à Le Sillon, qui prônait un réalisme démodé, et à Vie et Lumière qui trahissait à leurs yeux l’impressionnisme en le résumant en quelques formules simplistes! Maudits soient les symbolistes qui se perdaient en veines spéculations qui leur faisaient presqu’ oublier qu’ils étaient des peintres! En grandes lignes, nous retrouvons déjà l’esprit des fauves brabançons, lorsqu’on ajoute que leur attitude de rejet reposait en grande partie sur la confiance absolue dans le pouvoir créateur de la personnalité, allant de pair avec l’effort de renouvellement de la syntaxe picturale. Labeur, fondé en 1898, rassemblait des ‘jeunes gens rebelles parmi lesquels quelques figures pondérées qui continuaient à déposer leurs taches grises’(65). Citons parmi les fondateurs, quasiment tous des Bruxellois, Auguste Oleffe, Louis Thévenet, Ferdinand Schirren, Henri Ottmann, Jan Stobbaerts, Jean le Mayeur, Georges van Zevenberghen, Alfred Delaunois et Jef Lambeaux, rejoints aussitôt par Guillaume Paerels et Charles Dehoy.» 

D’emblée Melsen s’y sent chez lui, d’autant plus que la plupart des membres sont d’anciens amis de l’Académie. Le cercle Labeur compte plusieurs nationalités: Paerels et Maurice Nijkerk sont également Hollandais, Henri Ottmann est Français, Fernand Schirren est un mélange. Il fait découvrir le jeune talent de Henri Thomas à travers ses portraits de bourgeois. Emile Thysebaert, Richard Baseleer, Louis-Gustave Cambier et Louis Houwaert y sont également exposés, ainsi que le peintre de paysages René de Baugnies, un autre ami de Martin.

Labeur comptait aussi quelques sculpteurs de talent comme Jules Herbays, Baudrenghien et Léandre Grandmoulin, pour lequel Melsen avait une sympathie particulière et en compagnie duquel on l’invitera à exposer plus tard en 1918 à la Galerie Giroux. Melsen s’y lie d’amitié avec les compositeurs belges Paul Gilson et Auguste de Boeck, qui se servaient de ces cercles artistiques pour faire entendre leurs compositions musicales. Jacques Madyol réalise les affiches pour les expositions en style Art nouveau. Sander Pierron exerce la fonction de secrétaire du joyeux groupe d’artistes, organise des conférences et fait bâtir sa maison par l’architecte Victor Horta.

«Les débuts de l’association étaient quelque peu hésitants et les premières expositions faisaient preuve de peu de cohérence tout en étant de niveau moyen. En voulant écarter à tout prix les intentions philosophiques et les égarements littéraires, certains se laissaient entraîner par un naturalisme trop évident dans leur confrontation avec leur regard sur la nature. Cependant, les luministes, sensibles à la couleur, se frayaient un chemin sous la direction de Auguste Oleffe, désormais reconnu pour son remarquable savoir-faire technique.»66

Dans les années 1904-07, Labeur invite aussi d’autres artistes, parmi lesquels des membres de l’école de La Haye, Eugène van Mieghem, Armand Rassenfosse, Valerius de Saedeleer, Jules de Bruycker, Victor Hageman et Walter Vaes. 

Avec certains des ‘Fauvistes brabançons’ déjà cités, quelques-uns sous mécénat du brasseur François van Haelen de Uccle, Melsen part en excursion pour peindre, d’abord dans les environs de Bruxelles, dans le Pajottenland, ensuite dans les polders autour d’Anvers, au Brabant du Nord et en Zélande. Enfin, Melsen a une sympathie toute particulière pour James Ensor, un peu plus âgé que lui, qui apprécie en Melsen son originalité. Melsen rendra régulièrement visite, jusqu’à un âge avancé, au curieux peintre des masques qui a, comme lui, une très forte personnalité. 

Dès sa fondation en 1902, Melsen devient également membre du cercle artistique bruxellois Le Lierre. Son talent est considéré par les critiques comme trop important pour ce groupe aux talents plutôt moyens. Melsen ne semble en effet pas y avoir d’égal ni y trouver un défi quelconque. Il arrêtera sa participation au bout de quatre ans. 

L’originalité de ses sujets est d’emblée très appréciée. Quoiqu’on lui reproche la caricature trop poussée des paysans, en les dotant de malformations physiques. Techniquement parlant, il y a des progrès à faire: 

«.. d’un dessin vraiment trop mou, trop incorrect, mais d’un sentiment curieux.»67 

L’écrivain Franz Hellens écrit en 1899: 

«L’Impression de Village en Fête prouve que M. Melsen arrivera, s’il veut travailler, à persévérer.»68 

Certains voient les imperfections surtout dans les toiles de grandes dimensions: 

«Melsen, encore vulgaire et brutal, mais qui semble avoir une personnalité très marquée. Ses paysans sont par trop caricaturaux et leurs attitudes trop souvent empruntées aux peintres anciens, des saouleries, kermesses ou luttes de cabaret; en petit format et peint avec esprit et finesse, le «magot» de Teniers, d’Ostade, de Pieter de Bloot ou de Béga, est presque agréable, en tout cas il est drôle; agrandi et peint lourdement, il devient par trop crapuleux. En soignant davantage son dessin, notamment celui des extrémités, M. Melsen tempérera ce qu’il y a d’excessif dans son art.»69 

Nous trouvions également dans la presse de cette époque-là les citations suivantes:

«Melsen se complaît et se repaît à rendre l’animalité graveleuse des rustauds du terroir.»70 

«Cependant bien observées malgré une légère tendance à la caricature. La technique hélas! est faible, sale.»
71 

«Le pinceau s’égare parfois dans de la poussière de charbon.»
72 

«Cela est excessif, absurde et charmeur. De beaux coins de calme aussi. Le coloris crayeux est d’une saveur très personnelle.»
73 

Et Georges Eekhoud de le confirmer: 

«Il décrit de manière surchargée et peut-être avec un esprit moqueur et de manière hautaine à la Teniers, les grossièretés et les parties de plaisir des paysans du Bas-Escaut.»
74 

Ou plus fort encore: 

«Enfants à la prairie, et Soir chez les paysans sont deux exemples de caricature. Nous avouons qu’il y a de la qualité, mais le dessin, la caractérisation, l’expression et la couleur (sur certaines parties) sont chargées de manière si brutale, que nous nous demandons qui voudrait pendre dans son salon de tels avortons. Dans le deuxième dessin, la mère avec l’enfant sur les genoux sont mal proportionnés.»75 

Melsen semble intriguer: 

«Parmi nos jeunes peintres, il en est peu qui soient aussi richement doués. Mais il n’en est guère qui méritent d’être plus impitoyablement critiqués.»76 

Octave Maus, secrétaire du cercle La Libre Esthétique, est à son tour impressionné: 

«Ses types de paysans flamands, saisis sur le vif et peints avec une verve gouailleuse, sont plus proches de l’animalité que de la création humaine. Ils profèrent une laideur physique et morale effroyable. Leurs attitudes, leurs physionomies, leurs gestes anguleux et cassés évoquent tous les vices, toutes les tares, toutes les dégénérescences des héros de la Terre, dont l’œuvre de M. Melsen pourrait commenter graphiquement le texte. Nous voici loin du paysan idyllique de Millet, du paysan tragique de Laermans ! La brute seule apparaît dans les peintures de l’artiste flamand. Et peut-être est-ce lui qui s’est approché le plus de la réalité.»
77

En effet, en dehors des imperfections techniques, les critiques sont impressionnés par l’originalité de l’œuvre de Melsen: 

«Malgré les outrances et des tendances à une vision caricaturale des êtres et des choses, il y a dans les œuvres de Martin Melsen de jolies notations et des impressions réellement fortes.»78 

«Martin Melsen nous montre toute une série de types campinois (…) Dans la curieuse observation synthétique desquels on retrouve le souvenir des Van Ostade, des Bruegel, des Laermans. Malgré une tendance légèrement caricaturale, cet ensemble présente une saveur toute spéciale, bien flamande.»79 

Et encore: 

«M. Melsen nous fait songer en même temps à Teniers et à Georges Eekhoud. Il reste Flamand dans toutes ses œuvres. Ses types de kermesses, parfois un peu chargés et croqués avec un art encore naïf, plaisent par leur sincérité et l’harmonie des couleurs.»80 

Ce même Eekhoud, qui a campé ces figures campagnardes dans ses livres et qui demandera plus tard à Melsen d’illustrer son œuvre littéraire(81), trouve quand même que: 

«Il y aurait ici aussi matière pour un peintre, davantage porté sur la réflexion contemplative, de se soucier d’un peu plus près de la vraie beauté humaine et de rechercher dans cette même région des scènes et des personnages moins rudes, répondant moins à l’attente de personnages monstrueux auxquels nous ont habitués Teniers et Ostade.»82 

Eugène Georges note cependant dans La Libre Critique que Melsen: 

“(...) cherche une voie définitive: il semble appuyer une certaine gaucherie volontaire dont nous ne saisissons ni la nécessité ni le but.»83 

On lui reproche donc son “manque de pureté“(84) et un autre critique énumère les mêmes malformations: 

«(..) des trognes marrantes, trop larges ou trop minces, trop grosses ou trop petites, la bouche toujours de travers, le nez long et un œil malin ou asymétrique. Malgré le savoir-faire pictural, les toiles de Melsen peuplées de paysans dansant dans une grange ou une chambre, ou fêtant un mariage, ne dégagent ni une agréable fraîcheur ni une puissance spatiale qu’on serait en droit d’attendre d’un artiste aussi expérimenté et authentique que Melsen est en réalité.»85

La palette de couleurs est quant à elle très appréciée: 

«Ce serait beaucoup exiger que de demander de la distinction aux étranges paysanneries de M. Melsen. Ils ont pourtant de réels mérites de coloris.»86 

Mais le partisan de Melsen, le critique Du Câtillon, passe à la contre-attaque: 

«Ce jeune peintre est critiqué de manière violente, acerbe et parfois injuste. Une caricature! Exagéré! lui reproche-t-on de toutes parts. Nous répliquons: la vie, la vraie… Comment les pourfendeurs de Melsen connaissent-ils les personnages qu’il peint? Savent-ils seulement que le peintre partage volontairement toute l’année la vie des paysans? Faut-il lui reprocher de ne pas donner à ses personnages les traits d’un Apollon, d’un Belvédère ou d’une Vénus de Milo?»87

Melsen gardera toujours quant à lui, de bons souvenirs de son temps passé en compagnie de ses confrères bruxellois: 

«Les artistes eux-mêmes étaient des bohémiens, des anarchistes. Ceci vous évoque-t-il de grands chapeaux, des grandes cravates, des grandes capes, de grands souliers… et une grande soif, vous avez tout faux! Nous vivions sobrement afin de joindre les deux bouts. Notre argent passait à acheter de la peinture et des toiles. A l’inauguration nous tenions le soir un banquet de lapin chez Moeder Lambic au Bois de la Cambre, et parfois dans le restaurant réputé ‘Le Cygne’, où nous recevions un long souper pour 2.5 francs, y compris un faro.»88

3LA MATURITE

 

NOTES

33 Qui se distinguera comme un des meilleurs dessinateurs au pastel en Belgique.
34 L’artiste peintre Louis Houwaert est le meilleur ami de Melsen et peint dans le même style. En 1920 il entre dans les ordres à l’abbaye de Maredsous, y devient professeur de dessin. Peint entre autres pour l’église de Sosoye.
35 De Bom, 1942, op. cit., pp. 13-14.
36 Parmi lesquels François van Haelen à Uccle et Henri van Ginderachter à Merchtem.
37 De Bom, 1942, op. cit. p. 14.
38 Café au Kade, NL-Roosendaal, alors exploité par des proches parents. L’artiste réalisa également des peintures décoratives sur le comptoir d’un autre proche parent, boucher à Ossendrecht. Les deux comptoirs ont été démolis et détruits; d’un troisième comptoir ont subsisté jusqu’à aujourd’hui quelques fragments (coll. J. Schuerweghs, Kalmthout).
39 Léo, ‘Le concours d’art appliqué à la rue.’ in: Ixelles-Canton, 5 juillet 1896, p. 1. Voir également Anon., in: L’Eveil. Journal du canton d’Ixelles, nr. 29, 18 juillet 1896. Cette maison appartient toujours aux héritiers directs de la famille, mais la peinture de Melsen a disparu.
40 La Ligue Artistique, revue bi-mensuelle, 4ième année, nr. 22, 15 novembre 1897, supplément illustré.
41 Du Jardin Jules, ‘L’exposition du Cercle Labeur.’ in: La Réforme, 22 mai 1899, ill. (‘Un coin de kermesse, fragment, croquis de Martin Melsen d’après son tableau’).
42 Le Petit Bleu du Matin, 19 mai 1899, ill. (dessin Jakob & Benjamin, étude pour la toile).
43 Artiste peintre Brassine, peint vers 1892-94, dédié “A l’ami Brassine”, coll. Campo.
44 Rikus, une vue frontale de paysan, 1895, vente aux enchères Campo années 1970, à présent Fondation Melsen. Représentée sur la couverture de la monographie de Marlier G., Marten Melsen, Standaard Boekhandel 1943 (ill. couverture du livre).
45 A. Bril, à la belle moustache, peint à Leuze en 1900, dédié “Affectueusement à A. Bril, Marten Melsen” (correspondance Fondation Melsen), expo Campo & Campo 1997.
46 Tiest-Oom uit Roosendaal à partir d’une photo, en plusieurs versions et techniques. Deux versions étaient exposées à Anvers-Lillo, Poldermuseum, 2003.
47 Tante Beth (1905) et Tante Beth (1905), de dimensions presque identiques, seules les bagues diffèrent, à partir d’une photo également; toutes deux appartiennent à des collections privées bruxelloises, chez les héritiers du modèle, et pendaient à Anvers-Lillo au Poldermuseum, 2003.
48 Les maîtres suivants ont fait le portrait de Melsen: Horius, G. Jacobs, R. Sauter, L.-G. Cambier, A. Van Dijck, F. Schuerweghs, K. Heymans et P. Van Esbroeck. L’artiste aurait-il en échange réalisé leur portrait?
49 Anon., ‘Antwerpsch interview. Marten Melsen à son exposition au cercle artistique.’ in: Gazet van Antwerpen, 26 janvier 1933.
50 Anon., ‘Antwerpsch interview’, 1933 op. cit.
51 De Bauw Karel, Kunstschilder Karel De Bauw tachtig, Imprimerie De Cuyper-Robberecht Zele 1989, pp. 17-18.
52 Selon Du Câtillon in 1896, selon De Bom in 1897 et selon Toussaint van Boelaere en 1898.
53 Baccaert, 1915, op. cit., pp. 163-164.
54 Voir articles de K van de Woestijne 1911, Paul van Ostayen 1917, J. Melsen 1996, Lydia Schoonbaert 1997.
55 Dans l’article original suivant nous lisons GenK; il s’agit sans doute d’une coquille (GenT?); Melsen renverrait alors à ses confrères qui partaient s’établir à Laethem-Saint-Martin.
56 Anon., ‘Antwerpsch interview, 1933, op. cit’.
57 De Egurs, Jeanine, Le passé dans nos campagnes (voir bibliogr.): l’auteur compare la fortune de la famille Mathias Cleiren à celle de la famille de Rothschild, surtout après les acquisitions par son père Cornélius Cleiren des terres du baron van Delft à Berendrecht à la fin du 19ième siècle.
58 Dimensions inconnues. Œuvre brûlée dans la maison de son propriétaire à Stabroek dans les années 1970. Il n’existe pas d’illustration en couleurs.
59 Van Ostayen Paul, ‘Marten Melsen’., in: Ons Land, 4ième année, nr. 39, 26 janvier 1917, p. 2.
60 Baccaert 1915, op. cit. p. 164.
61 Sur le marché de l’art Parisien en 1999, Galerie d’Art Saint-Honoré.
62 Paris devait choisir une des trois grâces séduisantes. Il choisit Hélène, la déesse de la beauté et de l’amour, en lui donnant la pomme, et déclencha ainsi la guerre de Troie.
63 Ou ‘Als Ick Kan’, cercle artistique anversois depuis 1883, qui continuerait d’exister jusque dans les années 1950.
64 Goyens de Heusch, Serge, L’impressionnisme et le fauvisme en Belgique, fonds Mercator, 1989, pp. 311-318.
65 In: Le Tout Liège, 25 octobre 1902.
66 Goyens, op. cit., p. 312.
67 Le Petit Bleu du Matin, Bruxelles, 19 mai 1899 (comportant l’illustration de Melsen Jakob & Benjamin).
68 Franz Hellens in: Le Flirt, 8ième année nr. 353, 27 mai 1899.
69 E.V. in: La Liberté, 4 juin 1899.
70 P.S. in: Le Thyrse, 15 octobre 1902.
71 Edmond-Louis de Taeye, ‘Les expos. Au ‘Labeur’. II. La peinture’. in: La Fédération Artistique, 4 juin 1899.
72 L.E., ‘Chronique artistique. Au salon du Labeur.’ in: Le Thyrse, 15 octobre 1900.
73 Auguste Joly, ‘Le Labeur’. in: La Libre Critique, 4 novembre 1900, p. 252.
74 Eekhoud Georges, ‘Uit Brussel. Labeur’. in: Onze Kunst 1900, p. 37.
75 Lybaert K., Revolutionnairen en Anti-revulotionnairen. Critisch overzicht der 38e tentoonstelling van Schoone Kunsten, Gent 1902, Impr. Boucherij, Antwerpen 1902, p. 31.
76 Anon., in: L’Etoile Belge, décembre 1903.
77 Maus Octave, ‘Expositions. Au Cercle Artistique.’ in: L’Art Moderne, 20 décembre 1903, p. 432.
78 Anon., ‘Arts, Sciences et Lettres. Le Salon du Labeur.’ in: Le National Bruxellois, 7 octobre 1901.
79 De Taeye Edmond-Louis, ‘Salon du Labeur.’ in: La Fédération Artistique, 13 octobre 1901, p. 4.
80 Anon., ‘Chronique Artistique. Au cercle Labeur.’ in: Le Peuple, 28 octobre 1901.
81 Ce projet, à dater vers 1920, ne sera jamais exécuté par manque de temps.
82 Eekhoud G., ‘Kunstberichten uit Brussel. Labeur.’ in: Onze Kunst, novembre 1902, p. 150.
83 Georges Eugène,’ Le Labeur.’ in: La Libre Critique, 2 novembre 1902, p. 393.
84 De Taeye Edmond-Louis, ‘Expos. du Cercle Le Lierre.’ in: La Fédération Artistique, 21 décembre 1902, p. 86.
85 Toussaint van Boelaere F., ‘De boerenschilder Marten Melsen.’ in: Algemeen Handelsblad, 7 avril 1917.
86 Ascanio, ‘Au Labeur.’ in: Le Petit Messager de Bruxelles, 10 octobre 1902, nr. 274, p. 2.
87 Du Câtillon Léonce, ‘In de tentoonstelling Labeur.’ in: Vlaamsche Gazet van Brussel, 14 octobre 1902.
88 Anon., ‘Antwerpsch interview. Marten Melsen bij zijn tentoonstelling in de Kunstkring.’ in: Gazet van Antwerpen, 26 janvier 1933. Faro = variété de bière.