QUATRIEME PERIODE: 
LE LUMINISME (environ 1910 jusqu’à 
environ 1933)


«Art pictural spontané. Facture élégante, 
couches de peinture pâteuses.»
Paul Piron, 1999


Vers 1910 se manifeste dans l’œuvre de Melsen un changement organique intéressant, dû moins aux transformations externes du monde de l’art de l’époque qu’à des modifications intérieures: 

«Melsen a tout doucement mûri, dans son corps comme dans son esprit. Il rencontre l’amour et ses yeux d’un bleu profond laissent une blessure heureuse dans le cœur du peintre.»110 

MOEDER MET KIND CECILE

De fait, à Noël 1909, Melsen épouse Jeanne Goossens de 15 ans sa cadette, avec laquelle il entretient une relation amoureuse depuis quelques années déjà et qui à ce moment est sur le point d’accoucher. Il avait fait sa connaissance chez l’oncle de Jeanne, l’ami Auguste de Boeck, qui sera son témoin lors de la bénédiction paroissiale à Mollem près de Asse. Le Pajottenland était le pays d’origine de Jeanne et c’est là que Martin réalisera plusieurs toiles (La cueillette du houblon; La Procession à Mollem). Peu de temps après naît son fils Adrien, l’occasion de peindre toute une série de scènes attendrissantes sur le thème de La mère et l’enfant, qu’il intègre parfois dans une Adoration des Mages où il représente ses amis Auguste de Boeck, Emmanuel de Bom ou Louis Houwaert en tant que Rois Mages(111)

«A partir de ce moment se cristallise dans l’œuvre de Melsen un nouveau regard sur la vie. La bravoure a reculé, la vision amusante devient sympathie chaleureuse, Rabelais tend la main à Thomas a Kempis et les drôles de réalistes flamands cèdent la place aux pieux Primitifs. Commence alors une période de distinction et d’approfondissement... Prenons par exemple le tableau Le laboureur et sa famille: Edmond Picard qui l’avait vu en 1907 au Cercle Artistique en était resté ébahi: ‘un tableau prodigieux’ écrivait-il, où le père et la mère passent avec leurs onze enfants, dont un dans le ventre de sa mère, de manière violente et inquiétante, comme le sanglier avec sa laie et ses marcassins’. Le paysage dans lequel ils évoluent est à la fois calme et puissant; l’ensemble dégage une harmonie grandiose entre l’homme de la campagne et la nature. 
Dans la version la plus récente du tableau
(112) le paysage occupe une place considérable. Même si l’artiste n’en fait pas un but en soi, c’est tout de même l’expression patente d’un approfondissement de son art, là où auparavant il ne servait que de décor. (...) La grandeur du métier trahit encore la peinture instinctive d’autrefois, mais l’instinct ici est bridé, renforcé, enrichi, purifié par une volonté consciente et forte. Plus question d’habileté, ce qui touche ici c’est le rapport entre l’œil et le cœur, les sentiments bien maîtrisés, en un mot le style. L’homme s’est enrichi, l’artiste ne pouvait qu’y gagner en profondeur.»113 

Sa tendresse pour la famille s’exprime aussi dans ses tableaux où les enfants occupent une place de choix en tant que modèles, raison pour laquelle le critique De Cnodder insista sur l’importance de ‘la vie de famille dans l’art de Melsen’ qu’il ne considère pas en premier lieu comme ‘un peintre de la vie paysanne’. Le critique anversois en fera même le titre d’un article intéressant où il attire à juste titre l’attention sur l’intérêt que porte Melsen aux enfants, aux familles et au rôle du père et de la mère(114).

Il s’établit définitivement à Stabroek avec sa jeune épouse. En 1911, il y acquiert deux maisons qu’il transforme en une seule habitation avec un grand et bel atelier. Il se lie d’amitié avec le peintre local Félix Sauter, un impressionniste qui expose rarement, ainsi qu’avec le frère de ce dernier Rik Sauter, sculpteur qui, en 1916, fera un bas-relief représentant les enfants de Melsen. Le couple fait également la connaissance de James Graham, peintre canadien, qui a travaillé quelque temps dans la région ainsi que du peintre allemand Müller, originaire de Cologne, avec lesquels il visite la région en bicyclette et fait du patin. 

Entre-temps Melsen participe activement aux salons de la capitale où il a de plus en plus de succès. A l’exposition triennale de 1912 il fait sensation avec une nouvelle et magnifique Procession (triptyque, ill.) qu’il vient de parachever. Dès lors il enverra aussi de plus en plus d’œuvres aux expositions d’art sacré.

A partir de 1910, la signature du quadragénaire énergique se fait plus douce, plus ronde, moins dure, les couleurs deviennent plus légères, les thèmes plus sensibles et la caricature moins sévère. Paysage et arrière-plan prennent davantage de place. Ses sujets - toujours racontés avec l’exubérance de l’œil très attentif de Melsen - concernent le cycle complet de la vie paysanne: de la naissance à la mort, des semailles à la récolte, du cochon de lait à l’abattage, de la période de l’allaitement en passant par les joies de l’enfance à la vieillesse et au repos près du poêle de Louvain. Son attention va tout particulièrement à la gaieté paysanne, aux cafés, à la kermesse et aux bals du village. En général, sa nouvelle œuvre semble plus intimiste, plus résignée. 

Quelques chefs-d’œuvre datant des années 1910 appartiennent encore clairement à la période plus sombre de la maturité, comme La porcherie avec Mie Pot (1910, ill.) qui montre également un paysan en compagnie de l’épouse et de l’enfant de Melsen. Puis il peint Le barbier du village (environ 1910-1915, ill.), une merveilleuse étude expressive, narrative pleine de psychologie paysanne. Suit une réplique (datée de 1913) de Paysans riant (L’éclat de rire, ill.). 

Cependant, vers cette époque Melsen entame aussi une œuvre qui témoigne davantage de résignation, Le bain (1913)(115) où il présente ses deux enfants au bain près de la cuve, installée à l’intérieur de la maison, tandis que la lumière du soleil pénètre par la porte ouverte. La même année il peint aussi le portrait de son épouse La mère avec sa fille Cécile (1913). L’éclairage devient de plus en plus important. Melsen joue avec le clair-obscur.

«Outremer, vert emeraude, jaune Naples, sa palette vire aux teintes claires, sobrement et solidement agencées comme avant, tandis que son coup de pinceau s’affermit et que son œuvre s’enrichit de sonorités diverses.»116

Son père meurt en 1913. Comme celui-ci possédait plusieurs propriétés à Bruxelles, l’indépendance financière qui s’ensuivit ainsi que le succès obtenu dans les expositions, lui permettent de développer sa carrière artistique de manière indépendante. 

L’écrivain et journaliste anversois Emmanuel de Bom, qui bien des années auparavant avait fondé le mouvement littéraire flamand Van Nu en Straks, habite tout près, dans la villa Heuvels à Kalmthout. Il deviendra un grand ami de Martin et son admiration pour le peintre durera bien au-delà de la mort de celui-ci. De Bom publiera de nombreux textes sur Melsen.

En 1905 De Bom avait créé, en collaboration avec quelques personnalités anversoises de premier plan tels les décorateurs Franck, un cercle d’art moderne: L’Art Contemporain (Kunst van Heden). Melsen sera invité à leurs expositions collectives en 1910, 1911 et 1913. A l’exposition de 1913 il vendra son premier tableau à l’Etat belge, La visite(117), qui montre une bourgeoise bien habillée se rendant auprès d’une vieille femme du peuple assise autour d’un poêle de Louvain. Il est probable que la jeune femme soit la fille de la femme âgée, ce qui en dit long sur les modifications sociales de l’époque. 

En 1914 éclate la Première Guerre mondiale. L’épouse de Melsen rejoint avec les enfants sa famille à Asse, tandis que Melsen se rend à Ossendrecht au Pays-Bas chez les siens: les artistes et les intellectuels étaient plus vite recherchés que les autres. Mais au bout de deux jours il revient, au risque de se voir interpellé. Entre-temps il semble que la maison ait été cambriolée, mais il décide de rester chez lui. Après le retour de sa famille, ils décident d’un commun accord de rester à Stabroek pendant toute la période de la guerre. Pendant toutes ces années difficiles il travaillera avec calme mais ténacité au développement de son œuvre, devenue plus intimiste(118)

Sans jamais avoir été un ‘peintre de la guerre’ Melsen réalise au cours de la Première Guerre mondiale quelques scènes montrant l’influence de la guerre sur la population paysanne. La toile luministe L’Adieu aux soldats à Lillo (1914) porte à réflexion: des parents désespérés disent adieu à leur fils-soldat sous un beau soleil d’été le long des beaux chemins qui, à Lillo, longent l’Escaut. Cette œuvre tranquille, mais poignante a été publiée par le professeur Van Isacker dans son ouvrage de base sur les développements sociaux en Belgique(119). Pour sa part, Lydia Schoonbaert compara les parents du tableau au Hopeless Cry de Edvard Munch(120)

PAPPOT

L’humour de Melsen revient dans Soldat, alors je ne peux couper de l’herbe ici? (1917), un tableau qui représente une paysanne avec une faucille, les bras largement ouverts paraissant en colère parce qu’un soldat est venu la troubler dans son travail. Pendant les années de guerre Melsen peint également quelques portraits de soldats, quelques études d’officiers allemands qui étaient venus s’installer dans les environs, à deux pas de la frontière Hollandaise délimitée par les bunkers. 

Au cours des longues soirées d’hiver il commence à s’intéresser à l’art graphique, ce qui s’explique par l’intérêt que porte Melsen à la recherche artistique et, dans une moindre mesure, par des raisons pratiques dues à la difficulté de s’approvisionner en bon matériel à cette époque. Sans jamais en avoir fait son activité principale, il développe ses connaissances techniques par la pointe sèche, l’aquatinte et la lithographie. Il se hasardera même à la lithographie en couleur. Les sujets demeurent typiquement melséniens: outre des autoportraits, il réalise quelques gravures typiques des Apiculteurs (ou Les disciples de saint Ambroise), du Repos autour du poêle de Louvain, de la courageuse et rondelette Lieuse de gerbes et enfin, Les mangeurs de bouillie (Pappot) œuvre qui sera connue plus tard. 

«Melsen est un excellent artisan, un très bon peintre. Son impartialité, la diversité de son talent lui permettent d’être sensible à bien des aspects de la vie que nous retrouvons dans son œuvre. Il n’est pas l’homme d’un seul sujet, ni d’une seule façon de travailler, il se renouvelle sans cesse, chaque sujet exige une autre technique, son art est aussi diversifié que le pays riche et simple dont il est le narrateur.»121. 

Dans ce contexte, ailleurs, nous lisons:

«Seul un grand peintre peut devenir un grand graveur. La peinture aux contours plutôt vagues et la gravure finement inscrite sont à vrai dire deux extrêmes. Grâce à son grand talent d’observation et à ses capacités de dessinateur, Melsen est un graveur hors pair, capable de cerner en quelques lignes un personnage en pleine action ou d’évoquer en quelques gribouillis un enfant penaud. Ce sera l’instantané d’une forme synthétique, d’un petit groupe typique ou d’un impromptu ludique.»122

L’ensemble de son œuvre graphique comportera au total environ 70 pièces, dont une dizaine de lithographies et deux affiches, mais un certain nombre ne sera jamais diffusé, ni même imprimé. C’est la raison pour laquelle l’œuvre graphique de Melsen est moins connue et n’apparaît que sporadiquement sur le marché de l’art. 

En 1916, donc en pleine guerre, l’artiste est invité à organiser deux expositions individuelles, dont une pour le Cercle Artistique & Littéraire où il a déjà exposé plusieurs fois. Curieusement, dans cette période tourmentée, ses expositions connaissent un immense succès, pour ne pas dire un triomphe. Melsen en était ravi:

«En 1916 j’exposais encore à Bruxelles et à Anvers. Rarement, j’ai suscité un tel intérêt auprès du public. Voyager était impossible, on ne pouvait pas se rendre à la mer, et les sorties étaient exclues. Il n’y avait pas de loisirs. Chaque exposition, de qui que ce soit était prise d’assaut. C’était le chant du cygne de la vie tranquille. La guerre nous enlevait bien des illusions.»123 

La presse se montre en 1917 plus positive que jamais: 

«Melsen est un peintre touché par la grâce de Dieu, parfois merveilleux et toujours large et puissant.»124 

Mais Ary Delen estime que ses collègues vont trop loin dans leur admiration pour Melsen: 

«A en croire le ton que certains journalistes qui aiment à se faire passer pour des critiques d’art utilisent pour qualifier Martin Melsen, on pourrait croire que celui-ci s’est tout d’un coup révélé comme une des figures les plus sublimes de l’art moderne en Belgique. Il ne fait aucun doute que, probablement en dehors de la volonté de l’artiste même, et pour des raisons que je ne souhaite pas analyser, on a voulu le porter aux nues. On a attribué à son œuvre tant de grandeur, tant de qualités presque géniales, on lui a adressé tant d’éloges, presque ridicules, qu’on n’était pas loin de la vaine caricature. Melsen est dans la peinture de notre pays un phénomène étrange qui a ses mérites propres. La vie des paysans a trouvé en lui un narrateur drôle et passionnant. Il a l’œil pour ce qui est typique, caractéristique, particulier. Il observe les mille et un petits événements de la vie paysanne du regard amusé du citadin et a le don de nous les restituer avec un merveilleux humour.
Mais la recherche d’une plus grande généralisation, d’un style, d’une humanité plus résignée, reste à ce jour introuvable dans son œuvre avant tout plaisante. Nous restons dans la ‘Kleinmalerei’ qui, dans son ensemble ne réussit pas à dépasser le niveau anecdotique même si elle réussit à nous charmer par la force de sa caractérisation (...) Mais malgré tous ses défauts, la personnalité du peintre garde sa place parmi la diversité des talents qui tous participent, qui plus, qui moins à la richesse de l’Art contemporain belge.»
125

A la fin de la guerre il peint aussi les Sarcleurs dans les Polders (envir. 1915-18, ill.); une variante du Nettoyage (1917) et Mon jardin (1918, ill.) avec sa verte clôture, une œuvre impressionniste inondée de soleil. Suit En 1917, un bel autoportrait près du chevalet en compagnie de sa jeune famille qui observe l’artiste au travail (1917). Peu de temps après, Melsen peint une variante avec son fils de huit ans qui pleure parce qu’il n’aime pas servir de modèle. Ces anecdotes savoureuses, observées par le regard perçant de Melsen, se retrouvent par après sur la toile. 

Le succès perdure, même après la Première Guerre mondiale qui avait changé bien des choses(126). Les critiques sont élogieuses et la vente aisée: Sarcleurs dans les polders est vendu en 1920 aux Kunsthistorische Musea d’Anvers(127) pour la somme de 1500 francs. James Ensor félicite le peintre à cette occasion. Au cours de l’exposition à la Galerie Royale de Bruxelles Melsen reçoit la visite du célèbre politicien Jules Destrée, une connaissance de plus de vingt ans qui possède une aquarelle du peintre(128). A présent Destrée est ministre des Beaux-Arts et il honore le peintre en le faisant Chevalier de l’Ordre de la Couronne(129)

En 1921 Melsen envoie sa dernière version du Satyre (ill.) à la Biennale internationale de Venise. En outre, il reprend une œuvre ancienne Kermesse avec manège et course cycliste (1905, ill.) et l’envoie en 1922 à l’Exposition d’Art Belge organisée cette année-là au Brésil(130). Le tableau est acheté sur place par le gouvernement brésilien en même temps qu’une œuvre de Emile Claus. Les deux toiles sont conservées aujourd’hui au Museu Nacional de Belas Artes de Rio de Janeiro. 

Désormais, le nom de Melsen est établi. Il est devenu un peintre connu, son ambition personnelle a été atteinte. Pourtant Melsen ne recherche pas le succès: 

«Melsen est un artiste sobre, concentré et de tempérament un peu farouche. Ses envois aux expositions ont été remarqués, sa personnalité est restée dans l’ombre. Il n’est pas de ceux qui se poussent en avant; il ignore les courbettes et les sollicitations; le titre de peintre mondain n’est pas de ceux qu’il ambitionne. Dirons-nous que son art paraît d’autant plus émouvant ?… C’est un artiste modeste et fier qui pressent l’heure où son talent ayant créé sa propre formule et fixé définitivement son idéal, comptera parmi les plus durables.»131

Sur le plan personnel aussi, Melsen est un homme heureux: il_vit dans une maison de campagne à Stabroek entourée d’un beau jardin et d’un verger, où broutent les brebis et où poussent d’innombrables fleurs de toutes les couleurs. Il y cultive même des plantes exotiques offertes par son ami compositeur Auguste de Boeck, grand connaisseur en matière de botanique et qui jusqu’à sa mort en 1937 cultivait lui-même un jardin haut en couleurs à Merchtem. Melsen agrandit sa propriété par l’achat de parcelles de terrain et de bois entourant son domaine. 

Le bonheur atteint son comble lorsque, en 1924, ses enfants qui ont 13 et 14 ans, reçoivent une petite sœur Nathalie. Le peintre a 54 ans et est tellement épris de sa plus jeune fille qu’il peint toute une série d’œuvres débordantes de vie autour du thème de la mère et de l’enfant, recourant à toutes les techniques possibles et imaginables. Il y insère le thème de l’ Adoration des Mages (1924), où il représente son épouse comme la Vierge Marie, lui-même comme Joseph, Nathalie comme le petit Jésus et ses amis artistes comme les Rois Mages(132). Il en fait aussi une version paysanne où les amis artistes sont remplacés par des paysans des alentours. Il appelle cette version L’Adoration des Bergers. Il exposera les deux œuvres dans des expositions d’art sacré, où l’originalité du thème est très appréciée.

Le grand sens de l’intimité familiale chez Melsen culmine cependant dans l’œuvre aussi originale que grandiose Père et enfant. Ce tableau (1924, ill.) est l’autoportrait intime d’un homme barbu qui vient tout récemment de redevenir père. L’ensemble est peint dans des couleurs sombres, seul le bébé baigne dans la lumière. Le père tient le bébé tendrement dans ses bras, le dorlote, tandis qu’on aperçoit à travers l’embrasure de la porte, son épouse qui pend la lessive. Cette intimité simple montre la grande authenticité de Melsen en tant qu’artiste. Le puissant contraste de lumière est symbolique, le message social progressif: jamais auparavant, un homme tenant un bébé dans les bras, n’avait été représenté de manière aussi pure, spontanée et émotionnelle. Le contraste du père rugueux et fort par rapport à sa tendresse émotionnelle peut être comparé avec celui de sa célèbre œuvre antérieure Mie Pot (Générosité & convoitise) datant de 1901, dans laquelle il marque l’opposition entre la rude femme du peuple et sa tendresse vis-à-vis des enfants qui l’entourent. 

Melsen peut être considéré ici comme le pionnier mondial de l’art social: nous considérons que pour la première fois dans l’histoire de l’art nous nous trouvons devant une représentation de l’affection paternelle, sans signification religieuse(133), ni symbolisme de fertilité ou de descendance(134). Picasso ne peindra ce thème extrêmement moderne que dans les années 1950, et la notion ne s’est généralisée dans la publicité que vers la fin du XXe siècle. Non seulement Melsen aime sa fille de tout son être, mais il met aussi tout son cœur dans sa peinture, qu’il exposera souvent. Le prix élevé et absurde qu’il demande pour ce tableau prouve qu’il n’a jamais voulu se départir de cette œuvre, aujourd’hui toujours dans la collection des héritiers. 

La presse continue de le solliciter: Laenen publie un bel essai dans Ons Land (1924), et le mensuel hollandais Elseviers lui consacre en 1925 un volumineux article signé Georges Vriamont. Ce dernier, qui représente à Bruxelles le fabricant de piano français Pleyel, publiait les partitions de musique de Auguste de Boeck, Paul Gilson et Paul Magritte(135). Après avoir été présenté par Melsen à James Ensor, Vriamont publiera à son tour les partitions d’Ensor(136)

Entre-temps Melsen continue d’expérimenter avec l’art graphique, et convoque à cette fin l’aide d’Ensor, qui était d’après Melsen – avec Jules de Bruycker – le meilleur graveur de Belgique. Dans les années ’20, Melsen réalisera même deux affiches, dont une assurera le succès du tourisme dans la station balnéaire du Coq sur Mer (Den Haan) qui représente un grand coq blanc sur la plage. Cette belle affiche naturaliste paraîtra dans de nombreuses gares ferroviaires belges et étrangères(137)

En 1922 il fait encore une exposition individuelle, à Anvers à la salle Renis. Ce sera sa dernière exposition individuelle commerciale avant la grande rétrospective Melsen de 1933. La presse comme le public restent positifs, même si l’art expressionniste et d’avant-garde commencent à se faire une place dans les années ‘20. Cependant, Melsen limite à présent ses envois à quelques salons printaniers, aux expositions trisannuelles et à quelques expositions collectives de la Galerie Georges Giroux à Bruxelles ou aux salons annuels d’Als Ick Kan

ERWTENPLUKKERS - Staand

L’inspiration ne semble par ailleurs pas lui faire défaut: il réalise l’œuvre grandiose Les mangeurs de bouillie (ou Pappot, 1924, ill.), où une famille de paysans consomme son repas autour d’un grand pot. Ce qui nous rapelle les Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh (ill.). A partir de maintenant, il peint régulièrement les thèmes grandioses de l’été comme La moisson et La lieuse de blé. Le thème Cueillette de pois – en position assise (llustr.) et debout (ill.) – revient régulièrement pendant cette période luministe, où il peint de manière plus large, plus solide et légère tout en réduisant fortement le nombre de figures par rapport à ses tableaux d’avant la Première Guerre mondiale. 

Après 1925, il limite ses envois aux expositions à une participation annuelle à Als Ick Kan, le cercle d’art anversois créé en 1883 et qui avait en réalité connu de plus beaux jours: à présent, le groupe n’est plus vraiment connu comme avant-gardiste; leurs événements artistiques sont mêmes considérés par certains critiques modernistes – tel que Zielens – comme ‘de deuxième rang’(138)

Dans ces années-là, Martin y expose avec des artistes dont la grande majorité était Anversois, et dont plusieurs enseignaient à l’Académie d’Anvers: l’artiste graphique Louis Peeters, Emile Gastemans et René Bosiers – dont le style est parfois apparenté à celui de Melsen –, ou encore Alphonse van Beurden, Julien Célos, Armand Maclot, Tony van Os, Paul Dom, Félix Gogo, Joseph Posenaer, et Jan de Graef. Ils invitaient régulièrement d’autres artistes parmi lesquels Albert Saverys, Valerius de Saedeleer, Médard Verburgh, et Ernest Welvaert. 

Le journaliste Constant Eeckels, grand amateur de l’œuvre de Melsen, publie régulièrement des critiques sur leurs travaux et sur les portfolios photographiques de leurs tableaux. En 1929, il écrit un article élogieux sur Melsen(139), qui expose regulièrement chez Als Ick Kan entre 10 et 20 tableaux, fort vite vendus.

Nous avons déjà abordé le grand intérêt témoigné par Melsen pour les thèmes de l’enfance et de la maternité. Sur l’instigation de Lode Zielens, un certain nombre d’artistes publient en 1926 un portfolio, L’Enfant, rassemblant des dessins ou des œuvres graphiques de Albert van Dyck, Jakob Smits, Gerard Baksteen, Martin Melsen, Rottie et Felix de Block. 

Zielens publiera en 1930 également un article sur Melsen, accompagné d’une superbe photo faite à l’atelier de Melsen (ill. au début de ce livre). Cette même année, l’écrivain flamand Emile van Hemeldonck publiera un essai admiratif sur le peintre dans le magazine Lenteweelde.

En 1927 naît le quatrième enfant de Melsen, Théofile. L’artiste a maintenant 57 ans et décide d’agrandir sa maison. Il dessine lui-même les plans pour les travaux d’agrandissement, qu’il immortalisera ensuite à l’huile. Et il prendra son plus jeune et malicieux enfant, comme modèle de la tendre aquarelle Madone pendant la récolte(140) (vers 1930). 

Sa réputation sera couronnée: âgé de 62 ans, le Kunstverbond anversois organisera au début de 1933, une grande exposition rétrospective consacrée au maître, ne comprenant que des œuvres appartenant à des collections privées. L’exposition permet d’immortaliser l’œuvre de Melsen. La presse anversoise fait écho à l’enthousiasme. 

Bizarrement, la presse bruxelloise, qui à présent se consacre surtout à l’avant-garde, semble complètement avoir oublié son fils. 

 

5.  MELANCHOLIE

 

NOTES

110 Baccaert 1915, op. cit. , p. 174.
111 D’après certains auteurs également les amis Stijn Streuvels, Jef Van Hoof ou le père Moreau.
112 Lieu de conservation inconnu; l’œuvre ultérieure est dans la coll. Van Riel. Quoique imprécise, cette citation semble attester l’existence de deux versions, ce qui excluerait l’adaptation d’une version antérieure par Melsen. Il existe également une version bien plus tardive mais néanmoins datée de 1905, clairement adaptée pendant la dernière période de Melsen, coll. Fondation Martin Melsen. 
113 Baccaert 1915, op. cit. , p. 175.
114 De Cnodder Remi, ‘Het gezinsleven in de kunst van Marten Melsen.’, in: De Toerist, 1 mai 1960.
115 Lieu de conservation actuel inconnu (anc. coll. F. Van Riel). Nous connaissons encore 3 variantes plus petites de la même période.
116 Vriamont Georges, ‘Marten Melsen.’ in: Elseviers Geïllustreerd Maandschrift, année 35, janvier-juin 1925, p. 83.
117 Le Ministre de la culture voulait en effet acheter un Melsen pour le musée de Bruxelles, via Paul Lambotte, directeur-général du Ministère des Beaux-Arts, par l’intermédiaire du journaliste Léonce du Câtillon, qui n’a eu de cesse de soutenir Melsen. L’œuvre a finalement abouti à l’hôtel de ville de Maaseik, où elle pend toujours.
118 Contrairement à certains de ses confrères, Melsen ne s’est jamais rendu à Londres ou au Royaume Uni pendant la Première Guerre mondiale, comme le mentionnent plusieurs encyclopédies. Il est également faux que Melsen aurait peint le plafond de l’opéra d’Anvers (réalisé par l’artiste peintre Charles Mertens) ou qu’il aurait été membre des XIII.
119 Van Isacker Karel, Mijn land in de kering 1830-1980, Volume 2, De Nederlandse Boekhandel Antwerpen-Amsterdam, ill. couleurs p. 16.
120 Schoonbaert Lydia, ‘Marten Melsen’. in: catalogue d’exp. Campo & Campo, juin 1997.
121 De Bom Emmanuel, ‘Kunst te Antwerpen. Marten Melsen.’ in: Nieuwe Rotterdamsche Courant, 6 janvier 1917.
122 Vonck Theo, ‘Marten Melsen. De polder-Breughel.’, in: Katholieke Illustratie, 2 février 1934, p. 1491.
123 Anon., ‘Antwerpsch interview. Marten Melsen bij zijn tentoonstelling in de Kunstkring.’ in: Gazet van Antwerpen, 26 janvier 1933.
124 Toussaint van Boelaere, 1917 op. cit. 
125 Delen Ary, ‘Kunstberichten. Tentoonstelling Marten Melsen.’ in: Onze Kunst, avril 1917.
126 A ses expositions individuelles de 1915, 1916, 1917, 1919 et 1922 Melsen vend facilement et à des prix élevés. Voir aussi l’article Antwerpsch Interview, 1933, op. cit. 
127 Après avoir pendu longtemps à la mairie d’Anvers, elle est prêtée depuis les années 1990 à la mairie de Stabroek, salle des mariages.
128 Paysans faisant leurs comptes, ayant eu bonne presse. En 1902 l’avocat Jules Destrée lance une offre de 100 francs, refusée par l’artiste. Finalement, Destrée l’achète à 250 francs. Suite au décès de Destrée l’œuvre ne fut pas intégrée dans la vente Destrée en 1938. Le lieu de conservation actuel de l’œuvre est inconnu.
129 Après l’acquisition de l’aquarelle en 1902, Destrée invite Melsen à participer à l’Exposition de Charleroi organisée par Destrée en 1911. En 1920 Destrée visite l’exposition individuelle Melsen à la Galerie Royale. Peu de temps après Melsen devient Chevalier de l’Ordre de la Couronne. En 1921 Melsen réalise un dessin dans le livre en hommage à Destrée, pour laquelle Destrée le remercie (correspondance Fondation Melsen).
130 Sur des photos du salon d’art à Rio de Janeiro on aperçoit clairement cette œuvre de Melsen (Fondation Melsen); la correspondance concernant cet achat a été conservée également (Fondation Melsen, ill.).
131 Sancy René, ‘Beaux-Arts. Exposition Marten Melsen.’ in: Le Matin, 29 octobre 1922.
132 Lieu de conservation actuel inconnu (anc. coll. du poète Willem Gijssels).
133 Comparez aux scènes où l’enfant Jésus est remis à saint Thomas en traversant les cieux.
134 Tant chez les grands maîtres que dans la peinture du XIXe siècle, on retrouve des portraits d’un père avec son jeune enfant – généralement plus âgé que 4 ans et plutôt un garçon –, qui renvoie à la lignée féconde, non à l’amour paternel. Le fait de serrer tendrement un nouveau-né contre soi était considéré comme ‘trop maternel’. 
135 Le frère du jeune illustrateur René Magritte, que Melsen rencontra de cette façon.
136 Par ex. La Gamme d’Amour; Auguste de Boeck a décrit des compositions musicales de Ensor, qui ne connaissait pas le solfège, dans sa correspondance. La musique d’Ensor était notée par des musiciens d’Ostende qui appartenaient au cercle d’amis de Ensor, parmi lesquels Aimé Mouqué.
137 Le Coq, Société Nationale des Chemins de Fer, 1923. Une affiche et des études paraissaient à l’expo Affichekunst aan Zee, à Ostende, Venetiaanse Gaanderijen, juin-novembre 2003.
138 Zielens Lode, ‘Martin Melsen. De uitbeelder van de polders.’ in: Ons Land, 1930.
139 Eeckels C. (Guido), ‘Marten Melsen, een broer van Bruegel.’, in: Hooger Leven, nr. 9, 15 septembre 1929, p. 1172.
140 Coll. privé, Monte Carlo.